Quoi encore avec Camélia Jordana ? Elle est partout déjà. Dans la presse, à la télé, à la radio, même sur les flancs de bus de la RATP. Depuis son apparition, dans la Nouvelle Star, en 2009, avec ses lunettes très Mouskouri Nana et ses seize petits balais, de son parcours, on sait tout. De ses étapes au télé-crochet jusqu’à son élimination en demi-finale qu’un directeur de label transforma en heureuse disgrâce en lui faisant signer son premier album. Plus de 100 000 disques vendus en huit mois.

Elle a tiré sa révérence à Voltaire avant le bac, ça ne l’empêche pas de lire Baudelaire, comme le dernier livre de Françoise Héritier. Son permis de conduire qu’elle n’a pas encore passé, elle s’en fout. Il y a son enfance sous les pins parasols varois, maison avec piscine, les échappées belles vers Porquerolles sur le petit bateau familial. Et puis ses racines algériennes. Sa grand-mère maternelle adorée laquelle, avec son mari, militant au FLN emprisonné, en a bavé. Pour héritage, cette doxa : «Toujours tenir et dans la vie se tenir.»Il y a son père, lequel a cumulé plein de métiers qui cassent le dos, cueillette de melons, marchés, chantiers, avant de créer une petite entreprise de transport de béton. Et puis sa mère, «si jolie», laquelle a mis en sourdine ses propres rêves de chanteuse par peur du courroux paternel. Maman encore, «brillante écolière qui, pour contribuer à l’effort de famille, a dû abandonner sa scolarité», puis un jour a repris les études pour devenir thérapeute. Camélia est numéro 2 sur une fratrie de trois. Entre Sarah Rebecca, naturopathe et Satyam, le petit frère, lycéen qui se verrait bien plus tard ingénieur du son.

Côté actualité, c’est très affairé. On passe vite sur son troisième album, qui sortira au printemps prochain. Elle a écrit les textes, chante en anglais, français et arabe. C’est «le labyrinthe sentimental, politique, identitaire et quotidien» de sa génération qu’elle est allée visiter. On la rencontre pour le Brio, film d’Yvan Attal. Ça raconte l’itinéraire d’une étudiante en droit, habitant Créteil, inscrite à Assas. L’élément déclencheur est son arrivée en cours en plein amphi. «Mademoiselle, s’il vous plaît… Vous êtes en retard…» C’est ainsi que Daniel Auteuil, lequel joue un professeur aussi sachant que détestable, alpague la retardataire et l’humilie devant un amphi bondé. Ce qui ressort du frottement de silex de ces deux personnages fera l’histoire du film.

Camélia Jordana a sept longs métrages à son actif, sa partition dans le Brio est son premier rôle principal et lui vaut de figurer dans la liste des meilleurs espoirs féminins pour les césars. D’elle, Yvan Attal dira : «Quand elle est arrivée aux essais, je ne la connaissais pas. Je savais qu’elle avait chanté aux Invalides lors de la cérémonie d’hommage après les attentats, et je me souvenais d’elle en Marianne pour la couverture de l’Obs. Pour moi, elle incarne la nouvelle génération qui a envie d’une France tolérante, ouverte, lucide. Camélia est très douée. Sa spontanéité, son charisme et son envie de bouffer le monde doivent lui permettre d’apprendre à ne pas se reposer sur ce qu’elle sait faire mais d’aller plus loin, d’explorer.»

Ce samedi de gris et de pluie, on l’attend, dans un hôtel, près de la porte Saint-Martin, Paris Xe. Elle habite dans le quartier, y loue son appartement et slalome sur son scooter tagué qu’elle gare dans la rue, et retrouve chaque matin un peu plus cabossé. Un taxi-moto la cueille à 17 heures, elle filera à l’Institut du monde arabe où elle participe à la nuit de la poésie avant de tracer fissa rejoindre Daniel Auteuil sur le plateau de Laurent Delahousse. En attendant, on l’attend. Quand elle arrive, ça fait tornade. Elle se confond en excuses, commande un café et un thé glacé, vire sa parka, grimpe comme le photographe le lui demande sur le velours moutarde du canapé. Sa maquilleuse veille au pourpre mat de ses lèvres et filme en même temps la séance laquelle, en moins de deux, sera postée sur Instagram.

Ce vedettariat ne correspond pas à cette idée de fille toute simple qu’on se faisait d’elle. A l’observer, en se revoyant une seconde fois, on pige que ce vernis d’affairement luxueux lui sert de bouclier, qu’il s’écaille vite dès qu’elle décide de se poser. Son sourire, grand comme ça, et son regard, que l’on dirait peint par Soulages, agissent comme un émollient sur les caractères les plus allergiques. Elle a fait connaissance avec la notoriété ado et dit la vivre normalement. «J’ai trop de travail aujourd’hui pour prendre le temps d’avoir la grosse tête.» Elle se définit «hyperpositive, ambitieuse, très impatiente, curieuse, très famille, généreuse, tolérante sauf face à l’incompétence».

L’engagement est le mot qu’elle préfère. Une France l’a fait rêver :«C’était une France de gauche, celle d’une VIe République, digne d’une vraie politique en faveur des réfugiés, une France qui offre la possibilité à chacun de trouver sa voie quels que soient son histoire et son bagage, une France qui s’attelle à la crise au lieu de s’enfermer dans des luttes d’ego, des escalades de violence par voix de presse.» Elle n’a pas digéré «l’alliance avortée entre Hamon et Mélenchon». «A partir du second tour, j’ai abandonné l’idée d’attendre quelque chose de ce quinquennat.»

Par ses parents, elle est de confession musulmane, se dit agnostique, croit aux vibrations, allume des bougies. Elle ne porte pas son nom de famille «pour épargner [s]a famille, [elle n’a] pas envie qu’ils pâtissent des conséquences de [ses] choix». Le luxe pour elle serait «d’avoir assez d’argent pour pouvoir mettre à l’abri ceux qu’[elle] aime, donner plus aux défavorisés, avoir une maison et un studio d’enregistrement». Ses rêves de cinéma ? Le rôle de Wanda dans le film réalisé par Barbara Loden. On l’imagine amoureuse. Elle n’en parle pas, et dira : «Normal, je n’en ai pas. Il n’y a pas de place en ce moment dans ma vie pour quelqu’un d’autre.» En amitié, elle est «fidèle, généreuse, soucieuse de l’autre». La mode pour elle exprime le baromètre de ses humeurs. Et cette fille, laquelle n’aime pas ses mains, peut passer une demi-heure à raconter l’histoire des bagues qu’elle porte presque à chaque doigt. Idem pour ses tatouages. Une croix à l’intérieur des phalanges, «j’aime bien l’idée de porter sa croix», sous la clavicule «le juste et le bon», écrit en thaïlandais, un morceau de dessin de Cocteau sur l’avant-bras…

Elle pleure quand elle est fatiguée. Sur sa table de nuit, il y a un carnet de notes et un stylo, car elle gratte tout le temps, et un paquet de cigarettes qu’elle ne fume pas. Elle ne dort pas beaucoup, et dans les rencontres aime par-dessous tout changer d’avis sur les gens avec lesquels ça ne s’est pas très bien passé au début.


15 septembre 1992 Naissance.
10 mars 2010 Sortie de son premier album.
22 novembre 2017 Le Brio (Yvan Attal).
Début 2018 Nouvel album.

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